"Les manchots de la république"

 


Les manchots de la république

L’île des Pétrels sur laquelle est implantée la base de Dumont d’Urville tire son nom de celui de l’oiseau éponyme bien qu’elle accueille plusieurs autres espèces d’oiseaux, et surtout les manchots Adélie qui sont de loin les plus nombreux. Avec quelques 12000 couples, ils forment une colonie très importante et il y en a partout sur la base pendant l’été. Notre société d’humains et la leur vivent en parfaite harmonie, ils tiennent leur nom de ce bout d’Antarctique revendiqué par la France, ce sont les manchots de la république!



Le manchot Adélie est un relativement petit manchot d’environ 50 cm de haut et l’été austral est sa période de reproduction. Celle-ci a commencé à la fin de l’année dernière avec le retour des individus matures en âge de se reproduire, c’est-à-dire à partir de trois ans. Ces individus reviennent exactement à l’endroit où ils sont nés, au rocher près. Les couples doivent alors se former, cela se fait à la fin d’une période de séduction qui n’a rien à envier à la nôtre. Le mâle doit montrer sa belle voix, doit savoir bomber le torse, battre de l’aileron, autant de comportements qui doivent lui permettre de remporter l’adhésion d’une femelle courtisée par ailleurs dans un brouhaha invraisemblable car ils     ont le verbe haut.
Le point d’orgue de cette phase est constitué par l’offre d’un cadeau du mâle à la femelle, décidemment nous n’avons rien inventé dans ce domaine. Plus exactement, plusieurs cadeaux sous forme de cailloux collectés de ci, de là et apportés à la belle, les uns piquant aux autres les fruits de leur collecte car ils sont parfois rares, ce qui représente un casus-belli de nature à engendrer un conflit qui va retarder les prétendants qui se font alors éventuellement doubler par un congénère. Je vous rassure, le conflit en question ne dure que peu de temps et se trouve vite résolu par un battement d’aileron un peu plus prononcé que celui de l’adversaire. Ce manège dure jusqu’à ce que la dulcinée ait en sa possession la merveille des merveilles : le caillou de ses rêves. Le postulant va pouvoir enfin copuler, ce sera la seule fois, et le couple est formé pour le reste de la saison. A quoi servent ces cailloux ? Les ornithologues vous diront qu’ils servent à constituer un nid sur lequel sera déposé l’œuf. Mais tous les couples n’en ont pas car certains endroits de la manchotière en sont dépourvus et de toutes façons, à force de se les faire subtiliser par les séducteurs toujours en course, le nid en question a souvent piètre figure, de sorte que pratiquement il ne sert à rien. C’est curieux cette propension qu’ont ces femelles à aimer les pierres qui ne servent à rien, cela me rappelle quelque chose…


Ils sont donc partout sur la base, renforcés en nombre par les poussins qui naissent pour la plupart dans la première quinzaine de janvier. Tous ces animaux jouissent d’un statut spécial puisque nous sommes ici dans une réserve naturelle sachant que tout le continent Antarctique est déjà une réserve selon le traité en cours évoqué plus avant. Ils sont ici chez eux et nous nous considérons comme des intrus. Toute l’infrastructure de la base est donc conçue pour les déranger le moins possible. Les bâtiments sont tous sur pilotis, les cheminements de câbles sont en hauteur, tout est fait pour faciliter leurs allées et venues et ne pas les déranger sur leurs sites privilégiés. La plus grande attention est portée sur l’évolution de nos véhicules qui sont nombreux : camions, grues, pelleteuses, quads, bulldozers, chenillettes qui doivent priorité aux animaux.

Nous n’avons pas le droit de trop les approcher, de les toucher, de les nourrir, bref nous devons limiter l’impact de notre présence au maximum et c’est une réussite de chaque jour pour qu’ils se sentent en sécurité et puissent revenir ici comme ils le font depuis la nuit des temps.

Pour l’heure, ils ont une mission : élever leurs poussins et ce n’est pas une sinécure.


En effet, ce n’est pas le tout de se reproduire, il faut assumer ensuite. Cela ne dure que deux mois, jusqu’au début de mars, mais c’est intense. Les parents s’alternent pour nourrir les poussins, fruit de leurs amours, généralement au nombre de un à trois. Comme chez toutes les espèces de manchots, Ils se reconnaissent aux sons qu’ils émettent de même que les poussins reconnaissent vite leurs parents, chaque individu ayant un timbre qui lui est propre. Le nourrissage se fait comme chez la plupart des oiseaux par régurgitation des prises pêchées en mer. Mais souvenez-vous : début janvier la banquise était encore présente sur plusieurs kilomètres autour de l’archipel, autant de distance à faire pour rejoindre l’eau libre. Ce sont donc d’abord des super-marcheurs : des pattes de quelques centimètres qui produisent des pas de 5 à 8 centimètres et des kilomètres à parcourir de leur pas chaloupé de sénateur qui nous les rend définitivement si drôles. Et en prime bien sûr, leur superbe et célèbre tenue de sortie à laquelle il ne manque que le nœud papillon. Si l’on fait le ratio avec nos propres jambes voisines du mètre, on imagine l’effort considérable que cela représente.


Ce sont aussi des plongeurs exceptionnels, vous avez tous vu des images de ces manchots qui filent à une vitesse étonnante sous l’eau bénéficiant d’un coefficient de trainée très faible et d’une agilité qui déconcerte quand on les a vus déambuler en surface. Capables de plonger jusqu’à 200m de profondeur, ils vont se remplir une partie spéciale du gésier où les aliments ne seront pas digérés, de façon à être conservés pour les petits. Car après la pêche, il faut rentrer à la manchotière et prendre le chemin inverse qui prend bien du temps, encore des kilomètres de banquise sur l’autoroute du retour dans la foule des collègues, et ils ne sont pas au bout de leur peine! En effet, il faut aussi être grimpeur quand on est un manchot Adélie. L’île des Pétrels culmine à 40 m au-dessus de la banquise, et il faut gravir la côte qui est bien raide, souvent en glace, et terminer parfois par l’escalade des rochers sur lesquels leurs aïeux depuis des milliers d’années ont eu l’idée de se reproduire et sont censés y constituer un nid de cailloux. Le père peut s’y trouver simultanément avec sa compagne avec le ou les poussins et après force vocalises et délivrance du repas longuement transporté à sa descendance, peut se mettre en quête derechef d’une nouvelle pierre encore plus inutile que précédemment à offrir à sa belle. Et qu’on ne le taxe pas de visées lubriques cette fois ci, il ne s’agit là que d’une preuve d’un indéfectible amour. Ne serait-ce pas la preuve que cette espèce a découvert à l’instar de la nôtre ce bijou qu’est la futilité ?

                                                                                                                                Heureusement, ceux d’entre vous qui ont suivi les épisodes précédents savent que l’Astrolabe est venu entre-temps casser de la banquise, ce qui facilite grandement leur tâche en réduisant les distances à parcourir. En toute rigueur, on pourrait penser que c’est une entrave à l’éthique de la réserve, mais des vicissitudes, il leur en reste. La grande faucheuse est là, profitant de la moindre faiblesse, d’un instant d’inattention qui profitera à un skua, ou encore des conditions météorologiques qui peuvent être difficiles malgré la saison. Certains couples perdront intégralement leur progéniture, errant sur la manchotière jusqu’à la fin de la saison.

Celle-ci va arriver maintenant dans quelques jours, début mars. Les poussins qui sont souvent plus gros que leurs parents épuisés, après avoir perdu leur duvet et revêtu leur magnifique costume blanc et noir à l’occasion de la mue, vont être laissés par les parents partis se refaire une santé en mer, c’est le sevrage. Ils vont donc d’abord devoir descendre les pentes escarpées qui les mènent jusqu’à l’eau, découvrir leur talent de nageur et pouvoir profiter de DDU-plage pendant quelques jours encore, les seules et dernières vacances de leur vie. Leurs réserves épuisées, la faim va les inciter à prendre le large pour gagner leur pitance, et si le dieu des manchots le veut, ils reviendront dans deux ou trois ans et deviendront à leur tour les manchots de la république.